Résistance et exception
T oute résistance, pense-t-on, est dirigée contre des états d ’exception.
A bus d e pouvoir, violations du droit, transgression de principes fo n d a
m en ta u x , b re f illégalités e t illégitim ités seraien t le m o tif et la cause des résistances. Adossée à des valeurs et à des norm es universelles (Droits de l’h o m m e, R épublique, D ém ocratie ou Patrie), la résistance surgirait dans des états extrêm es e t ré u n ira it a u to u r d ’elle tous les hom m es de bo nn e volonté, c ’est à d ire les hom m es anim és d ’u ne volonté rationnelle.
E lém entaire e t consensuelle, une telle résistance achoppe cepen d ant sur u n e difficulté im m édiate: com m ent expliquer que certains résistent et d ’a u tre s pas, q u e c ertain s c o n c è d e n t e t d ’autres ne c è d e n t pas? Mieux, co m m en t distinguer en tre résistances conservatrices et résistances novatrices, e n tr e résista n c es réactives e t résistances actives? V olonté et raison ici n ’e x p liq e n t rien: car le m o te u r de la résistance est affectuel (son affect m ajeu r est l’in d ig n ation ) e t c ’est sa conversion en courage, c’est à dire en décision et en persévérance, qui active la réactivité de la résistance. A vrai dire, c ’est m oins de décision que d’archidécision q u ’il s’agit. Toute résistance est, en effet, co m m andée p a r u n e archidécision qui lui don n e la force et de co m m e n ce r et de persévérer. L’archidécision est à la fois antérieu re et po stérieu re, à la fois su p érieu re et extérieure à la décision. Il n ’y aurait pas de résistance si la décision de résister n ’avait pas déjà été prise bien avant de c o m m en cer e t si elle ne se poursuivait pas bien après. Force lourde et o p in iâ tr e , u n e ré sista n c e sem b le d é fie r la c o u p u re e n tre to u jo u rs e t m ain te n a n t, e n tre règle g én érale et situation particulière, en tre poussée aveugle e t choix tran ch é. T out se passe com m e si nulle décision et nulle position n ’étaien t à p ren d re maintenant, parce q u ’elles avaient toujours déjà été prises avant m oi (ou nous) et à travers moi (ou n o u s). Et, pourtant, nul d o u te q ue résister ne soit u n acte qui ne divise et partage: partage en tre ceux qui résistent et ceux qui cèdent, en tre ceux qui résistent et ceux qui résistent aux résistants, en tre activité et réactivité de la résistance elle-même.
Résister, n ’est-ce pas, p a r d éfin ition , agir à contre-tem ps, aller à contre- c o u ra n t et à l’e n c o n tre de la tendance dom inante? N ’est-ce pas se battre et com battre? Et le com bat n ’exige-t-il pas du courage, c’est à dire de savoir tra n c h e r e t persévérer?
C’est à Schmitt que nous1 devons l’idée a p p a re m m e n t paradoxale q ue la décision est antérieure à la situation dans laquelle elle intervient, com m e l’exception est an térieu re à la règle à laquelle elle se soustrait. La n o rm e est le norm al, c’est à dire l’effet d ’u n e n orm alisation et celle-ci le fait d ’u n e décision de norm alité et de n orm ativité: “Il faut, é c rit S chm itt, q u ’u n e situation norm ale soit créée et celui-là est souverain qui décide définitivem ent si cette situation existe réellem ent”2 . En term es schm ittiens, plusjuridiq ues, un ordre jurid ique et politique, u n ensem ble de règles définissant et validant une situation, n ’est normatif, c’est à dire n ’est reconnu com m e tel et ne suscite obéissance e t adhésion, que s’il puise sa vie et garde trace d ’u n e situation ajuridique e t anorm ale, ni norm ale ni antin orm ale, e t q u ’on p e u t nom m er, p o u r c e tte raiso n , “s itu a tio n d ’e x c e p tio n ”. U n e s itu a tio n o u u n cas d ’exception n ’est ni un cas d ’u rg en ce ni u n e situation de nécessité (p ar e x em ple, des lois d ’ex c ep tio n a d o p té e s p o u r faire face à des actes de te rro rism e ): il s ’a g it là de cas p a rtic u lie rs prévisibles e t p rév u s p a r la Constitution qui, s ’ils'm enacent l’E tatjam ais à l’abri d ’un coup d ’Etat, n ’en m inent pas les fondem ents et n ’en sap en t pas les règles. U n cas d ’exception, lui, brise la règle. N on se u le m en t la règle, d e d ro it ou n o n , avoue son impuissance: elle ne l’a pas prévu pas plus q u ’elle ne p e u t m a in te n a n t le régler, c ’e st à d ire en c o n tr ô le r le d é v e lo p p e m e n t e t l ’issue; m ie u x , l’e x c e p tio n la su sp en d e t l ’in te rro m p t, l ’in v alid e e t la ré v o q u e sin o n d é fin itiv e m e n t e n im p o s a n t u n to u t a u tr e type de rè g le s , d u m o in s provisoirem ent en co n traig n an t à l’inv en tio n d ’u n e so lu tio n in éd ite en a tte n d a n t la re s ta u ra tio n des a n c ie n n e s règ le s. C ’e st b ie n p o u r q u o i l’exception révèle la vérité de la règle: elle dévoile la force et l’irrém éd iable faiblesse, la nécessité et l’insuffisance essentielle, la vie et l’inertie constitutive de la règle: “L’exception, écrit Schm itt, ne fait pas que co n firm er la règle:
en réalité, la règle ne vit que par l’exception. Avec l’exception, la force de la règ le b ie n ré e lle b rise la c a ra p a c e d ’u n e m é c a n iq u e fig é e d a n s la rép étitio n ”3. Le sens d ’une règle se p e rd avec le tem ps. Ce n ’est q ue face à u n e situ a tio n d ’e x c e p tio n q u ’elle e st a p p e lé e à se r e n f o r c e r o u à se transform er du tout au tout. Au fur et m esure de son institution, la règle tend à se survivre d ’une m anière fantom ale et seules les exceptions qui la m en acent la contraignent à se justifier, c ’est à d ire soit à d isparaître soit à rep re n d re un autre sens et à vivre d ’u n e vraie vie. L’ex ception n o u rrit la règle qui vit de ses suspensions.
1 Et, avant nous, au p rem ier ch e f et dans l ’o rd re , B enjam in et F oucault.
2 C. Schm itt, Théologie politique, Paris, G allim ard, 1988, trad. J. L. Schlegel, p. 23.
3 Ibid. p. 25.
E ncore faut-il, p o u r cela, que l’exception soit reconnue et appelée telle.
E ncore faut-il q u e l’ex cep tion fasse décision et que le d é te n teu r de la règle p re n n e u n e décision. A vrai dire, c ’est d ’u n e double décision q u ’il s’agit:
décision de n o m m e r u n e situation u n “cas d ’ex c ep tio n ”, décision donc d ’autosuspension e t d ’autoinvalidation au m oins provisoire, et décision de tra n c h e r h o rs e t sans règles, c ’est à d ire de telle m an ière, ainsi et pas a u tr e m e n t. En ce sen s, to u te d é c isio n est so u v e ra in e e t absolue: les p ro céd u res à suivre p o u r justifier, argum enter et présen ter la décision sont sans d o u te à disposition dans les règles et les norm es, juridiques ou non, q u i p ré v a le n t a c tu e lle m e n t, mais d é c id e r ceci, m a in te n a n t est un acte singulier et absolu et est, com m e tel, un acte d ’exception.
Les choses so n t c e p e n d a n t plus com pliquées peut-être que ne le dit Schm itt e t ceci doublem ent: elles sont à la fois plus radicales et plus biaisées, plus extrêm es en c o re et plus retorses aussi.
Il n ’est, en effet, pas sûr, en p re m ie r lieu, que to u te décision soit souveraine. Si d éc id e r n ’est pas choisir ou vouloir, mais agir et pouvoir, alors ce n ’est pas sép arer ou discrim iner (entscheiden: c ’est le term e utilisé par Schm itt e t trad u it p a r “discrim iner” ou “d écid er”). U ne décision n ’est pas une simple coupure ou un seul tranchant. Certes Schmitt le reconnaît: “L’état d ’excep tio n est toujours a u tre chose q u ’un e anarchie et un chaos et c’est p o u rq u o i, au sens ju rid iq u e , il subsiste, m algré tout, u n ordre, fût-ce un o rd re qui n ’est pas de d ro it”4 . Mais, ajoute-t-il d ’u n e m anière qui p e u t p a ra ître c o n tra d ic to ire , “l’existen ce de l ’E tat gard e u n e inco n testab le su p ério rité sur la validité de la norm e ju rid iq u e. La décision se libère de tou te obligation norm ative e t devient absolue au sens propre. Dans le cas d ’exception, l’Etat suspend le d ro it en vertu, pourrait-on dire, d ’un d roit d ’a u to c o n s e r v a tio n ”5. N ’y-a-t-il pas, en e ffe t, c o n tr a d ic tio n à p a re r l’autoconservation, ten d an ce générale de tout être, de vertus d ’exception?
N ’y-a-t-il pas c o n tra d ic tio n à associer l ’irru p tio n b ru te et b ru tale de la puissance à la m ajesté “incontestablem ent supérieure” de l’Etat? C’est que, p o u r Schm itt, la décision politique n ’est autre que l’exercice en acte de la souveraineté de l’Etat. Aussi bien, et d ’un seul geste, identifie-t-il la décision à la souveraineté, c ’est à dire au m onopole de son exercice, et à l’Etat, c’est à dire au pouvoir suprêm e. D écider serait l’acte suprêm e et suprêm em ent p ersonnel, ce serait la rép o n se à la seule question sérieuse, quis judicabit?,
4 Ibid. p. 22.
5 Ibid. Q uelques lignes plus h au t, Schm itt écrivait: “L ’É tat subsiste tandis que le droit re c u le ”. Dix ans, plus tard , Schm itt, il est vrai, renverra dos à dos décisionnism e et norm ativism e au p ro fit d ’u n e pensée de “l ’o rd re concret” (cf. Les trois types dépensée juridique, Paris, PUF, 1995).
la seule m anière au th entiq ue de tra n c h er dans u n conflit de souverainetés, c ’est à d ire d ’affirm er sa so u v e ra in eté en se s u b o r d o n n n a n t u n a u tre p ré te n d an t à la puissance suprêm e.
Si, p ourtant, la décision est l’acte qui ré p o n d de et à l’état d ’exception, n ’est-ce pas reco n n aître, du m êm e coup, q u e l’ex c ep tio n fait d ’elle-même décision? Im personnelle, et n o n p e rso n n e lle , u n e d écision se d it d ’u n e intervention singulière (individuelle ou collective p eu im porte) qui déplace les rapports de puissance organisant et définissant u n é ta t de choses, c ’est à d ire qui, d ’u n seul e t m êm e geste, e n e x h ib e les règ les e t en fait voir objectivement leu r frag ilité e t le u r in ju stic e . P eu im p o rte la q u e lle , des puissances en p résen ce, trio m p h e de l ’a u tre ou des au tres. Car, d ’u n e m anière générale, les grands rap p o rts bin aires et massifs qui divisent et d isc rim in e n t e n tr e les v a in q u e u rs e t les vain cu s n e r e c o u p e n t e t n e recouvrent q u ’à des fins identifïcatoires les turb u lences et les agitations qui traversent les mixtes, les agrégats e t les co ng ruen ces des puissances. Ce qui est décisif, p a r contre, et définitivem ent, est le coup - co u p de dés, co u p de m ain, coup de tête - porté à u n e situation p o u r en briser l’éclat et la faire im ploser ou exploser. Car, de ce coup, il y a n écessairem ent trace: soit q u ’il se voie réapproprié, recyclé, consom m é o u mis en circulation, mais, fût-il reto u rn é ou d éto u rn é, il pointe n écessairem en t çà et là u n signe de son existence et s’offre toujours à u n e reprise, soit q u ’il s’inscrive effectivem ent p o u r quelques tem ps, fussent-ils brefs, q u e lq u e p a rt e t q u ’il infléchisse l’histoire, fût-il oublié. Dans les d e u x cas, c ’est u n geste extrême, e t n o n suprêm e qui survient aux bords, aux limites, aux m arges d ’u n e situation. Il est extrêm e en un triple sens. D ’u ne part, c’est parce q u ’u n e situation est au bord du su p p o rta b le ou à l ’e x trê m e d u vivable q u ’elle se h e u rte à u n e résistance, q u ’elle suscite une ém eute, q u ’elle provoque u n e insu rrection . Exceptionnels, à la m esure de l’extrêm e d ’u n e situation, ces m ouvem ents n ’en révèlent pas moins la règle de to ut ra p p o rt de dom ination: la puissance en position de d o m in atio n ten d à l ’e x trê m e , c ’est à d ire à la puissance suprêm e. Aussi bien, ou d ’autre part, est-ce en p o rta n t u n e situation à sa limite q u ’u n e résistance en extraie la vérité. Ce n ’est que du p o in t de son exception, peu im porte son nom: u rgen ce, nécessité ou extrém ité, qu e se dévoile u n e règle. Ce n ’est, en co n séq u e n c e , q u ’en agissant in extremis, furtivem ent, à une vitesse infinie, q u ’u n e chance se dessine p o u r q ue justice et vérité soient rendues. C’est bien p o u rq u o i, enfin, u n e in terv en tio n ne saurait agir et produire des effets q u ’aux marges d ’un e situation. Tel est, nous le savons, ce qui anim e une résistance: n o n pas tran sform er et réo rg an iser ce qui est, mais y introduire du jeu , des espaces et des interstices tels q u ’u n
dép lacem en t infim e et un bougé m ineur produisent des effets virtuellem ent infinis.
O n d éto u rn era donc la célèbre form ule de Schmitt qui ouvre la Théologie politique. “Est souverain qui décide de l’état d ’exception (Souverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet”) . Et on la réécrira ainsi: “Est décisive toute ex ception à u n éta t des choses”.
Il n ’est pas sûr, en conséquence et en second lieu, que l’exception soit l’a u tre absolu de la règle ou que la puissance, et a fortiori la puissance de l’Etat, soit su p érieu re ou a n té rie u re aux norm es jurid iq u es ou n on qui en é m a n e n t. C e rte s, se lo n S ch m itt, l ’ex c ep tio n h a n te la règle com m e sa
“possibilité ré e lle ”6 . Mais il faut être plus rigoureux: d ’où survient, d ’où su rgit l’ex cep tio n si elle est la possibilité m êm e de la règle? Bien plutôt faut-il d ire q u ’ex ception e t règle sont données en m êm e temps, q u ’elles se ren fo rce n t ou s’affaiblissent m utuellem ent, chacune accom pagnant l’autre com m e son o m bre ou son spectre. Précisons.
U ne règle, quelle q u ’elle soit, ju rid iq u e, sociale, m orale, scientifique etc... so u ffre to u jo u rs des e x cep tio n s. Tels so n t ces in n o m b ra b le s cas particuliers q u ’elle tolère voire encourage: une règle ne p e u t pas et n ’a pas vocation à to u t régler. Elle peut, d ’ailleurs, m ourir de deux manières: soit p a r saturatio n (p ar réglem entations ou régulations généralisées), soit par restrictio n (p ar lâch eté et dém aillage du réseau). U ne règle ne vit et ne resp ire q u e si d u j e u e t de l’espace lui p e rm e tte n t de se déployer et de s’ex ercer. L oin , e n effet, d ’ê tre coercitive ou répressive, u n e règ le est stra té g iq u e , o u v e rte à la discussion et au com prom is, au calcul et à la négociation. Elle est un partage et une limite, et sa vie s’épuise à tracer et à retracer incessam m ent cette ligne sinueuse, fuyante et instable qui distingue le dedans (le réglé) et le d ehors (le déréglé). Il n ’y a donc jam ais un dehors in fo rm e e t u n d e d a n s p a rfa ite m e n t m aîtrisé, mais u n je u c o n tin u é de placem ents et de déplacem ents de la ligne qui sépare u n espace globalem ent ré g lé e t u n a u tr e lib re m ais c o n trô lé . Pas de règ le sans u n je u fin e t p récisém en t réglé de dérèglem ents; pas de lois sans une stratégie subtile de
6 A près avoir focalisé sa lectu re de Schm itt sur la discrim ation am i-ennem i, D errida en vient à écrire: “L ’ex cep tio n est la règle, voilà ce que veut peut-être dire cette pensée de la possibilité réelle. L ’ex ception est la règle de ce qui arrive, la loi de l’événem ent, la possibilité réelle de la possibilité réelle. C ’est l’exception qui fonde la décision au sujet d u cas e t de l’év e n tu a lité” (Derrida, Politiques de l ’amitié, Paris, Galilée, 1994, p.
151). Sans au c u n d o u te , la décision consiste-t-elle à décider si le cas d ’exception, l’événem ent, est o u n o n d o n n é , b eaucoup plus q u ’à décider des moyens d ’y p are r ou d ’y ré p o n d re . E ncore faut-il élaborer les conditions de possibilité d ’une exception qui, elle, n ’estjam ais d o n n ée et que l’on ne peut se contenter d ’attendre ou d ’accueillir fav o rab lem en t q u a n d elle survient.
légalismes et d ’illégalismes, com m e l’a m o n tré Foucault7 ; pas de d ro it sans espaces contrôlés de non-droit, pas d ’o rd re sans u n e m arge surveillée de désordre.
Une règle ne s’institue donc jam ais ratio n n elle m e n t en a p p liq u a n t à des champs ou à des objets nouveaux des règlem ents déductibles d ’une “règle générale” encore nom m ée “Idée régulatrice”. C ’est qu e to u t cham p est strié de forces en tous genres et d ’intensités variables: to u t ch am p grouille de forces plus ou m oins agglutinées, tou te vie sociale est c o n tin û m e n t agitée de convulsions et de conglomérats, constam m ent traversée de lignes de fuites et de grappes; e t de leu r confluen ces e t de le u r solidifications à la fois sp on tan ées e t forcées, de leu r co nsistan ce à la fois a lé a to ire e t g u id ée, n aissen t des p ratiq u es instables e t des habitus p réc a ire s. G én é ralisé e s, modifiées et codifiées selon les résistances ren co n trées, selon les rap p o rts de puissances plus ou m oins d éterm in ées, ces p ratiq u es d e v ie n n e n t des règles. U ne règle s’institue donc à tâtons, ni clairem en t ni à l ’aveugle, mais au fur et à m esure des ilôts d ’o rdre ren c o n tré s e t des obstacles affrontés.
Procédure de généralisation et de form alisation destinée à se ré a p p ro p rie r des o rg an isa tio n s plus o u m oins flo tta n te s , u n e ré g ie n ’est ja m a is o u arbitraire ou de droit. Elle est toujours u n m ixte de force e t de d ro it, un com prom is instable et souvent inconsistant de rationalité et d e stupidité.
Exceptions et règles ne se distinguent donc pas, mais sont données en m êm e temps. U ne règle ne précède pas ses p ro pres exceptions. Schm itt a raison:
elle s’en n o u rrit, elle en vit, elle prélève su r elles à la fois sa raison d ’être et son histoire. Mais, inversement, un e exception ne s’excepte pas d ’elle-m ême de la règle: jam ais à l’abri d ’u n e réa p p ro p ria tio n , elle en est davantage le vis à vis q u e l’a u tr e a b so lu . R ègles e t e x c e p tio n s f o r m e n t u n m ix te indém êlable et chacune est le fantôm e de l’autre. Etat et révolution, d ro it et violence, puissance et résistance, s o n t des doubles: “Q ue disparaisse, écrivait Benjamin, la conscience de la p résen ce laten te de la violence dans u ne institution de d ro it et celle-ci tom be en ru in e. Les parlem ents, à n o tre époque (Benjam in écrit en 1921? cela a-t-il changé à n o tre ép o q u e?), (...) en d o n n e n t un exem ple. Ils offrent ce spectacle lam entab le bien co nn u, parce q u ’ils o n t p erdu conscience des forces révolutionnaires auxquels ils doivent leur existence”. Et, ajoutait Benjam in, la police, au sein de nos Etats
7 "La pénalité serait alors u n e m anière de g é re r des illégalismes, de d essiner des lim ites de tolérance, de d o n n e r d u cham p à certains, de faire pression su r d ’au tres, d ’en exclure u n e partie, d ’en ren d re u tile u n e au tre, de n e u tra lise r ceux-ci, de tire r p ro fit de ceux-là. Bref, la p én a lité n e “ré p rim e ra it” pas p u r e m e n t e t s im p le m e n t les illégalismes, elle les “différencierait”, elle en assurerait l ’économ ie g én érale”, Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallim ard, 1976, p. 277.
de dro it, a u n visage spectral: la force du d roit s’y superpose au d ro it de la force, chacun constituant com m e le voile ou la surface de l’autre; l’exception que devrait co n stitu er l’usage p u r de la violence policière, loin d ’affaiblir la règle, la ren force en ex h ib an t ce m ixte de fait et de d ro it q u ’est le “d ro it”
ou l ’E tat.8
Q uelle exception saura d onc se soustraire à la règle de l’exception et saura briser le cercle de la règle et de l’exception? Q uelle exception saura être à elle-m êm e sa p ro p re exception? C ertainem ent pas l’Etat, com m e le croyait Schm itt, d o n t la décision d ’exception n ’est autre que le déploiem ent de sa so u v eraine puissance. Pouvoir suspendre p artiellem en t ou n o n la C o nstitution, pouvoir d éclarer (ou refuser de déclarer) la guerre, pouvoir co n d u ire (ou refuser de cond u ire) la paix, pouvoir accorder (ou refuser d ’accord er) sa g râce..., rien là d ’exceptionnel, de rare et d ’inédit, mais bien p lu tô t des décisions conform es à la tendance naturelle de tou t Etat, ten d an ce à m o n o p o liser tous les pouvoirs et à faire le plein de sa puisance, ten d an ce à co n fo n d re le politique et l’étatique.9 Si, donc, exception, il p e u t y avoir, elle devra n o n pas s ’affro n ter à l’Etat et à to u t état de choses en g énéral en vue de le briser, mais le p ren d re à rebours, de biais et à revers p o u r le d é ré g u ler e t le déplacer. Elle devra à la fois jo u e r et déjouer son je u , suivre fid èlem en t et patiem m ent ses règles, se dérouler dans son cadre e t à l’in té rie u r de ses limites, puis, brusquem ent et im perceptiblem ent, avec ruse e t naïveté, d ’u n e m anière à la fois radicale e t furtive, avec tact et sans com prom is, se re to u rn e r sur et contre lui, le p ren d re en traître et le piéger au m oins provisoirem ent. U ne exception exceptionnelle, une exception décisive, jo u e toujours d o uble je u et risque, p ar conséquent, d o u b le10 . Par
8 B enjam in, Gesammelte Werke, F ran k fu rt am Main, 1976, tom e II, p. 190 et 189. Sur ce point, j e m e perm ets de renvoyer à mon ouvrage L ’histoire à contretemps, le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Ed. d u Cerf, 1994, p. 89-94.
9 S chm itt co m m en c e p o u rta n t son Concept de politique (1932) p a r la célèbre form ule:
“le c o n c e p t d ’E tat p résu p p o se le concept de politiq u e” (Paris, Calmann-Levy, 1972, p. 60). Mais, com m e S chm itt le précise e t le répète plus loin, l’Etat, né au XVIème siècle e t en déclin à p a rtir d u X IX èm e siècle, est la form e politique la plus rationnelle q u e les sociétés h u m a in es aien tjam a is inventée.
10 D ans son article Remarques sur le concept de politique de C. Schmitt (traduit en français par J. L. Schlegel dans C. Schmitt, Parlementarisme et Démocratie, Seuil, 1988, p. 187-214), L.
Strauss n o te avec justesse que l ’hom m e schm ittien est un être dangereux. Schm itt, il est vrai, le d it expressém ent: “L ’hom m e est un être de risque et de d an g e r” {Le concept de politique, op. cit. p. 105). D éto u rn o n s légèrem ent Schmitt: Dans les situations de d a n g e r auxquelles ils so n t exposés ou affrontés, les hom m es n ’o n t d ’au tre réponse possible q u e d e voler à leurs adversaires leurs propres armes, de les d é to u rn e r et de les le u r renvoyer, ce qui est le geste m êm e, risqué, de la résistance.
un certain côté, aucune exception n ’est pure: p u rem en t singulière, p u rem e n t nouvelle, p u rem ent unique. Non seulem ent, rien ne la p rém u n it contre u n e réappropriation toujours possible par les diverses puissances q u ’elle com bat, mais elle est elle-même m ultiple et stratifiée, traversée d ’affects, de tensions et de directions diverses et parfois incom patibles: toute in su rrectio n est à la fois archaïque et novatrice, réactive (coléreuse) et active (in d ig n é e), lâche (craintive) e t courageuse (audacieuse), locale (nationale, a u to c h to n e) et globale (cosm opolite, métissée) etc...; tou te résistance m obilise des affects qui sont à la fois to u t autres et les m êm es en m iroir, c ’est à dire l’envers, que ceux qui sou tien nen t son adversaire.
Une exception ne s’excepte elle-m êm e e t de la règle et de l’ex cep tio n que si elle jo u e à la limite des deux, là où les fro n tiè re s se b ro u ille n t et s’indécident, là où la règle s’affole e t n e sait plus ce q u ’elle veut d ire e t là où l’exception est prête à s’autodissoudre avant de re n a ître en u n e au tre exception. L’exception ne contredit pas les règles existantes pas plus q u ’elle ne nie la nécessité de règles, mais elle m o n tre, p a r son existence e t sa form e m êm e, q u ’est possible un autre ra p p o rt à la règle et, p a r suite ou en m êm e temps, un autre type de règle. Il n ’y a d onc pas, d ’u n côté, les exceptions pures, les radicales et les définitives, et, d ’u n autre côté, les exceptions impures, les tim orées et les provisoires. Il n ’y a q u e des exceptions im pu res parce que toujours déjà partiellem ent régulées qui, si elles bifurquent, s’e m p o rten t et to urbillo nn ent, si elles creu sen t u n devenir-autre e t é c h a p p e n t à leu r propre régie, ouvrent, p o u r un tem ps un avenir un iq u e, singulier, inédit, b ref exceptionnel. Soit, par exem ple, la grève. La grève est u n e exception:
c ’est une cessation rare de l’activité norm ale e t n o rm ée q u ’est le travail; c’est p o u rta n t u n e exception régulée, réglée e t réglem entée: si la grève n ’est pas un d ro it reconnu, l ’un de ses buts prem iers est de le c o n q u é rir et de l’inscrire dans les textes de loi. Mais, il n ’y a pas les bo nn es grèves, les grèves menées selon les règles en vue de butsjustes etjustifiés et finalem ent efficaces, et les mauvaises grèves, inorganisées e t injustes e t injustifiées et fin alem en t vaincues: il y a p lu tô t toutes sortes de p ertu rb atio n s, de glissem ents e t de détraquem ents de l’activité n om m ée “travail” et si certaines d ’e n tre elles, alors m êm e q u ’elles se poursuivent selon leu r p ro p re logique (rapports de force, nég o ciatio n ), bifu rq u en t à un m o m e n t qu elco n q u e (selon u n to u r à la fois grave et lég e r des é n o n c é s, g râc e à des p ro c é d u re s su b tiles e t ingénieuses, en vue de fins à la fois folles e t praticables), alors elles se ro n t exceptionnelles et décisives: elle ouvrent et d essinent en pointillé u n e autre m anière de travailler ou de se ra p p o rte r à soi, aux autres et aux choses dans le travail, u ne autre m anière d ’én on cer ce q u ’est travailler et donc, du m êm e coup, ce q u ’est ne pas travailler, aim er, p en ser etc..., b re f vivre e t exister.
Ce qui est décisif, dans ce cas, n ’est donc pas l’entrée en grève et encore m oins l’a p p a rten a n c e , ou la non-appartenance, à tel ou tel groupe, mais le p o in t de bifurcation e t de non-retour, s’il a lieu, qui affecte par le “m ilieu”
la grève (c’est à dire to u te pratiqu e étatique ou antiétatique et nécessaire
m e n t plus ou m oins réglée) e t la fait sauter dans l’exception. Ce qui fait im p e rc e p tib le m e n t m ais d éfin itiv em ent décision, c ’est acco m pagner et accélérer u n e ten d an ce clandestine et sourde, souterraine mais insistante, te n d a n c e m in e u re m ais qui d ouble c o n tin û m e n t de toute la force de sa faiblesse la tendance lourde et dom inante, c’est s’accrocher et se tenir comme à cheval, à u n e vitesse folle que nul ne p o u rra rejoindre, sur cette ligne de fu ite e t d é sta b ilise r to u te actio n , y com pris celle d e ceux qui l’avaient im pulsée.
Dès lors, q u ’est-ce que décider? Car, ce po in t de bifurcation est soit re n c o n tré soit co n to u rn é, ce saut est soit recherché soit évité, cette ligne est soit favorisée soit déniée. Certes, ce n ’est q u ’après-coup que se décidera si u n e nouvelle voie fut b ien ouverte; ce n ’est que si des corps m etten t leurs pieds dans les traces de l’effraction et en retracent les traits que l’exception se révélera excep tion nelle. Encore, faut-il, avec audace et prudence, filer cette voie, enco re faut-il parier po ur elle avec aveuglement et lucidité. Jamais l’alternative n e se p résen te clairem ent, jam ais la décision ne prend la forme du “ou bien... ou b ie n ”, s’effectuât-elle dans la crainte et le trem blem ent, ja m a is “d é c id e r est p lus im p o rta n t q u e co m m en t d é c id e r”.11 E n tre les diverses possibilités, d o n t nu l d ’ailleurs ne p eu t avec rig ueu r et d ’avance affirm er q u ’elles d iffèren t e n tre elles, la différence est infime et à la limite et seul le pari, m ixte de calcul et de folie, fait décision e t donne sa chance à l’événem ent d ’exception.
Savoir o u p o u v o ir p a rie r, savoir ou p o uv oir p r e n d r e des risques d e m a n d e d u caractère: u n caractère d ’exception.
C ’est à K ant que nous devons la distinction, banalisée depuis, entre
“avoir u n c a ra c tè re ” e t “avoir du caractère”. C haque hom m e ou groupe d ’h o m m e s a u n c a ra c tè r e o u , co m m e K ant le p ré c ise , u n c a ra c tè re
“e m p ir iq u e ” o u “s e n s ib le ”. P a r “c a ra c tè re e m p ir iq u e ”, o n e n te n d r a l’ensem ble des inclinations (tendances, dispositions au bien, penchants au m al) q u e l’h o m m e soit tie n t de la n atu re soit a cultivées de telle ou telle m anière en lui. Aussi bien ce caractère qui identifie un individu, u n sexe, u n peuple, u n e race, voire u n e espèce (à vrai dire, la seule espèce hum aine, seule espèce, p o u r Kant, capable de culture) est-il aussi bien donné q u ’acquis,
11 S chm itt, Théologie politique, op. cit. p. 64. Schm itt cite d ’ailleurs K ierkegaard p. 25 de son ouvrage, à vrai dire sans le n o m m e r explicitem ent et en le d éto u rn a n t.
naturel q u ’historique. Il désigne un in stan t précis d ’u n devenir, u n é ta t de la sensibilité à un m om ent ou en u n lieu d éterm in és, u n e cou p e dans un héritage transmis et repris. Il circonscrit u n d o n n é , dessine u n e situation, articule des positions. Il chiffre des régularités et autorise u n e d escription, u n e évaluation, u n e prospection, voire u n e prévision. E nsem ble de signes e t de désignations, un caractère n ’est do n c autre q u ’u n e identité, à la fois particulière, distinctive, p ro p re et com m u n e à tous ceux qui so n t ou se sont désignés tels ou tels. C hacun s’identifie p a r son caractère, c ’est à dire son libre-arbitre ou sa capacité à se d o n n e r à soi-m êm e toutes sortes d e fins possibles. A ce titre, le caractère “e m p iriq u e ” court-circuite la volonté. Il lui est à la fois an térieu r et postérieur: antérieur, parce qu e le libre-arbitre se déterm in e conform ém ent ou à l’e n c o n tre des inclinations; p o sté rie u r parce que les choix faits ou non-faits infléchissent le caractère dans telle ou telle direction.
En inventant le concept de “caractère intelligible”, K ant in tro d u it, au sein du caractère ou de la sensibilité, la volonté. Avoir d u caractère, c ’est avoir de la volonté: “Etre hom m e de caractère, sans a u tre co m p lém en t, a trait à cette p ro priété de la volonté selon laquelle le sujet se lie à lui-m êm e à des p rin c ip e s p ra tiq u e s d é te rm in é s q u ’il s ’e st p re s c rits d e m a n iè re irrévocable p ar sa pro p re raison. Bien que ces principes puissent parfois être faux e t erronés, l’élém ent form el d u vouloir qui est d ’agir selon des ferm es principes (et no n b ru sq u em en t dévier de-ci de-là, com m e o n le voit dans u n essaim de m ou cheron s) a e n soi q u e lq u e chose d ’estim ab le et d ’adm irable, tout com m e il est u n e rare d o n n é e ”12 . La volonté n ’est pas, chez Kant, o n le sait, l’usage de l’a rb itre c o n fo rm é m e n t à des m axim es arbitrairem ent choisies. Elle est l’acte p ar lequel le sujet se lie définitivem ent et irrévocablem ent à des maximes qui fo n t désorm ais loi p o u r lui et en fo n t u n “soi”. En l’acte de volonté, réc e p tiv ité e t s p o n ta n é ité s ’in d é c id e n t,
“inclination” et “raison” se brouillent. Car, si, d ’un côté, la volonté précèd e la loi qui n ’est que l’autonom ie ou l’au to ju rid iction de la volonté ou d e la raison pratique, de l’autre, c’est au reg ard de la loi seule que le choix est véritablem ent un acte de volonté. La volonté n ’est ni une capacité (la faculté de dire oui ou non, de d o n n e r ou n o n son accord), ni m êm e u n exercice (agir ainsi e t pas a u trem en t), c’est un style ou u n e m an ière de p e n ser et d ’agir. Cette m anière, “agir selon des ferm es p rin cip es”, n ’est a u tre qu e le caractère.
12 Kant, Anthropologie d ’un point de vue pragmatique, Ilèm e p a rtie , A, K ant’s gesam m elte Schriften, Preussische A kadem ie A usgabe (abrèv: A.K.) B erlin, 1922, to m e VII, p.
292.
Il n ’y a pas, en effet, d eu x types de caractères: le caractère “sensible”
e t le caractère “intelligible”, ou deux types de volontés: le libre-arbitre et la volonté p ro p re m e n t dite. Il y a un seul caractère, m anifeste ou non, une seule volonté qui s’exerce de telle ou telle m anière et, en eux, en arrière et en avant d ’eux, à leu r h orizon ou en leur arrière-fond, il y a un ou quelques tra its q u i, s e c è te m e n t m ais sans a u c u n m ystère, d é fin itiv e m e n t m ais furtivem ent, les a frappés, m arqués, blessés, striés. Ces traits de caractère sont la trace inoubliable, fût-elle oubliée, d ’événem ents d ’exception. Ces traits d ’exception qui, p a r m étonym ie, form ent ce q u ’on peut appeler un “caractère d ’ex c ep tio n ”, n e d ésig n en t pas un caractère déterm iné, à la fois distinct et re m a rq u a b le . Ils so u lig n en t, et sont la preuve, q u ’u n événem ent a strié l’espace et sauté d u tem ps, a divisé l’espace et s’est excepté du temps. Ces traits d ’ex cep tio n n e so n t pas un signal de reconnaissance, mais un chiffre secret, u n m o n o gram m e qui se révèle, sans y prééexister, dans des situations d ’exception. De tels traits n e so n t en ce sens ni sensibles ni intelligibles ou p lu tô t ils so nt les deux. Ils ne sont ni la condition ni l’effet d ’une situation e x tra o rd in a ire , “sen sib le”, ni d ’u n e action h éro ïq u e, “intelligible”, mais surgissent à l’occasion d ’u n événem ent d ’exception où situation et caractère se reco n n aissen t et se choisissent, se ch erch en t e t s ’élisent m utuellem ent, com m e s ’ils s ’a tte n d a ie n t e t é ta ien t l’u n à l’autre destinés, alors que la ren co n tre était im probable et fut donc une chance par définition rare. Cette r e n c o n tre décisive, d o n t té m o ig n e n t à jam ais un tra it de c aractère, la
“volo nté” o u “l’élém en t form el du vouloir”, Kant n ’hésite pas à la com parer à l’é c h a n g e q u a si-a m o u reu x d ’u n serm ent: “L’h o m m e co n scien t de la p résen ce d ’u n caractère dans sa m anière de penser ne le tien t pas de la n a tu re , il lui fau t en to u t tem ps l’avoir acquis. O n p eu t adm ettre aussi que son instau ration , pareille à u n e sorte de renaissance, lui rende inoubliable u n e ce rtain e so lenn ité de serm en t q u ’il se fait à lui-mêm e et le m om ent ( Zeitpunkt) où la m étam orph o se a o pérée en lui, pareil au déb u t d ’une ère n o u velle”. E t K ant ajo u te qu e l’histoire et ses exem ples “ne peuvent pas p ro d u ire cette ferm eté e t cette persévérance dans les principes par u ne dém arch e progressive, mais p ar une sorte d ’explosion qui fait brusquem ent suite au d é g o û t de l’é ta t m ouvant des instincts (die a u f den Überdruss am schwankenden Zustande des Instinkts a u f einmal erfolgt)l:î. En u n instant implosif ou explosif se n o u e à jam ais en tre soi et soi u n e alliance indéfectible et une promesse incon d itio n n ée: prom esse de “ne plus accepter l’état m ouvant des instincts”, prom esse de ne plus transiger avec les hauts et les bas de l’histoire et les situations co n tin u e lle m e n t changeantes, prom esse de ne plusjam ais
13 Ibid, A.K. VII, p. 294.
céder au destin, prom esse de devenir a u tre q u e ce q u ’o n était jusque-là, prom esse de filer désorm ais u n e a u tre ligne, d ro ite e t in fin ie , q u e lq u e invisible e t sin ueuse q u ’elle paraisse, p ro m e sse sans cesse re la n c é e e t rappelée parce q u ’enchaînée à u n e alliance d ’a u ta n t plus serrée q u ’elle est ténue et fragile: alliance qui noue u n e situation e t u n caractère. Car, c ’est d ’u n seul et m êm e geste que “le d é g o û t de l’état m ouvant des in stincts” se
“m étam orphose” en “ferm eté et persévérance” et m étam o rp h o se en m êm e temps la situation qui, d ’incoutournable et sans issue q u ’elle paraissait, libère des p e rsp e c tiv e s ju s q u e -là in a p e r ç u e s o u im p o ssib le s. U n c a r a c tè r e d ’exception n ’est pas un donné, fût-il acquis: il est u n e nouvelle alliance infinim ent et chaque fois répétée. C ’est, au sein d ’u n e caractère d o n n é , un feuilletage de traits ou de m arq u es en lesquels se signe u n é v é n e m e n t d ’exception e t qui, du creux de l’encoche e t de l’entam e q u ’est sa signature, rappelle à soi, en une alliance qui vaut prom esse, en u n se rm e n t qui vaut injonction, toute nouvelle signature.
Ce m o m en t de promesse et d ’alliance, d ’appel e t de rappel, appelons- le archidécision. D ’u n côté, u n e archid écisio n est b ien u n e décision: u n e c o u pure e n tre u n avant et un après, u n e sé p ara tio n (un tra n c h a n t, u n e blessure, u n e cassure, u n e révélation, u n e illum ination) e n tre le m êm e et l’autre, u n hiatus en tre passé et p rése n t (ou un avenir). Toute décision est un pari, u n lancer de dés dans le vide, u n “s ’é lan cer” irresponsable et affolé, précipité et vertigineux, u n e brusquerie qui p e u t aller ju s q u ’à la m aladresse et la douleur, comm e s’il s’agissait d ’aller plus vite q u e soi p o u r ne pas se faire ra ttra p e r p a r le tem ps len t de la réflex io n , de la p a tie n c e e t de la sérénité. Toute décision est une intervention prise p o u r une p a rt à l’aveugle:
le “po urquoi?” de la décision est toujours en m êm e tem ps u n “p o u rq u o i pas?”.
D’un autre côté, toute décision ne fait q u ’accom pag ner u n e ligne de force qui se cherchait et suivre une p ente qui évoluait jusque-là dans l ’om bre ou en pointillé; elle se p ren d lentem ent, à tâtons, sous l’effet d ’u n devenir et d ’une m étam orphose insensibles qui affecten t le sujet et l ’o b jet d e la décision et qui transform e la situation à trancher, de sorte q u ’on se retrouve de l’autre côté de la décision sans pouvoir nom m er, m arq u e r e t en a rrê te r l’instant, le Zeitpunkt, sans pouvoir d ire q u a n d e t co m m e n t elle fu t prise.
C ’est en ce sens que Kant distingue et en même temps ne distingue pas “le caractère sensible” et le “caractère intelligible”, la “d u ré e p h é n o m é n a le ” d u prem ier e t la “durée noum én ale” du second. Car le caractère n e désigne que la trace, irréversible et im m ém oriale de la césure “intelligible” de la décision, trace insensible e t im p ercep tib le dans le “sensible” e t qui a u ra p o u rtan t fait bifurquer et orienté le caractère de m an ière définitive. Aussi
K ant peut-il à la fois o p p o ser et identifier les m odifications progressives de la m an ière de sen tir et les révolutions de la m anière de penser. A supposer ainsi q u e ce c h a n g e m e n t soit celui du mal p o u r le bien, comm e c’est le cas des ch an g em en ts éth iq u es ou religieux d o n t Kant se préoccupe dans La Religion dans les limites de la simple raison, celui-ci p e u t écrire: “Q uand, par u n e u n iq u e e t im m u a b le d é c is io n (durch eine einzige unwandelbare Entschliessung), l’h o m m e renverse le fo n d em en t suprêm e de ses maximes, qui faisait de lui u n ho m m e mauvais (et revêtant ainsi un hom m e nouveau), il est dans cette m esure, suivant le principe de la m an ière de penser, un sujet réc e p tif au bien, mais ce n ’est que dans l’action continuée et dans le d e v e n ir q u ’il d e v ie n d ra u n h o m m e d e b ie n ”14 . D écisio n im m u ab le ('unwandelbar) de “m u e r”, de se m étam o rp h o ser (umwandeln), décision irrév ersible e t com m e to u jo u rs déjà prise de toujours décider, décision irrésistible de toujours résister.
O n le voit, cette décision (Entschliessung) ou archidécision est au plus loin de Y Entschlossenheit, de cette résolution que H eidegger définit com m e
“m arch e à la m o rt”15: la m o rt est le possible le plus possible du Dasein, le possible qui, dan s sa form e ultim e d ’impossibilité, révèle no n seulem ent le Dasein com m e ê tre de possibles, mais ouvre au Dasein ses possibles les plus propres. Décider, c’est donc, po u r Heidegger, se porter en avant et à la pointe de soi, faire face à son destin p o u r l’e n d u re r et s’y m esurer, et libérer en soi les possibles que la qu o tid ien n eté et la préoccupation ordinaires nous ferm aient. Décider, c ’est ê tre résolu à se ten dre et se p rojeter en avant de soi, à “m arc h er d ’avance” vers ce qui, éta n t la possibilité de l’impossibilité m êm e de soi, expose et ouvre d ’avance le soi à ses possibles, c ’est à dire à la liberté: “L’ê tre vers la m o rt est m arche d ’avance dans un pouvoir-être de cet é ta n t d o n t le g en re est lui-mêm e la m arche d ’avance. Q uand il dévoile en y m a rc h a n t ce pouvoir-être, le Dasein se découvre lui-même sous l’angle d e sa p o ssib ilité e x trê m e (...). La m arc h e d ’avance se m o n tre com m e possibilité d ’e n te n d re l’ex trêm e pouvoir être le plus p ro pre, c ’est à dire com m e possibilité d' existence propre ^ . Inutile, sans doute, de préciser que la m o rt n ’est pas, p o u r H eidegger, celle qui vous échoit, vous m enace et vous atten d , mais celle d o n n é e en m êm e tem ps que reçue dans le combat, celle affrontée e t défiée dans le service17 com m andé ou non: à ce prix seul, elle est devancée et résolue e t vaut com m e telle.
14 K ant, La religion dans les limites de la simple raison, D octrine 1ère partie, R em arque g én é rale , A.K. VI, p. 48.
15 H eidegger, Etre et temps, § 62.
16 Ibid. § 53.
17 H eidegger, Discours du rectorat, trad. G. G ranel, TER, Mauvezin, 1982, p. 15-17.
Aux m arches en avant des h é ro s qui p o s e n t d éjà au x m artyrs, aux com battants qui p re n n e n t u ne réso lu tio n p o u r ré p o n d re à l ’ap p el d ’u n service qui tranche avec le q uotidien e t libère de l’ord in aire, à ceux qui se p e n se n t c o u rag eu x p arce q u ’ils “a ffro n te n t l ’angoisse d e v a n t la m o r t”
possible et anticipée, on préférera l ’attitu d e à la fois b rû lan te et froide, à la fois passionnée et sobre, à la fois de feu et de glace q u ’est la résistance, y compris la résistance à l’esthétisme de pacotille, à l’héroïsm e d ’o p é re tte qui fin it to u jo u rs soit dans la bêtise so it dans la c ru a u té soit, co m m e c ’est g énéralem ent le cas, dans les deux. Au “se p o rte r au devant de son d e stin ”, la résistance préfère le pas de côté qui est en m êm e tem ps un pas “c o n tre ”.
Aux frissons de l’angoisse devant la fïnitude, elle préféré l’én erg ie qui n a ît de l’indignation devant les possibilités de vie com prim ées, m utilées, écrasées.
Car la m o rt est un e des m ultiples possibilités de la vie à laquelle le courage o rd o n n e de ne pas céder. Selon les circo n stan ces, c ’est à d ire selo n les configurations nécessairem ent changeantes d ’u n e situation, on résistera en se m obilisant ou en s’immobilisant, en faisant feu de to u t bois ou en restan t impassible, e n jo u a n t l’urgence ou au co n traire le différé. N ulle résistance sans stratégie m inutieuse et retorse, sans p atien ce e t sans délai. Mais, le m om ent venu, et décider, c ’est décider que le m om en t est précisém ent venu, que c’est m ain ten an t ou jam ais, la résistance m obilise ses forces et b an d e son arc. Faussement tranquille, elle p rép arait ses coups. Portée p a r l’énergie q u ’a levée l’indignation devant les coups portés aux existences possibles, toujours déjà décidée à ne pas céder, u n e résistance affiche une force sereine et invincible.